Le basculement du centre de gravité de l’économie mondiale se trouve confirmé.
Annoncées en 2011, les négociations pour la création d’une zone de libre-échange asiatique ont abouti le 15 novembre dernier à Hanoï. La Chine, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les dix pays de l’Asean se sont accordés pour créer avec le Partenariat économique régional global (RCEP) le plus vaste espace commercial du monde, avec 30 % de la population mondiale.
Le RCEP poursuit deux grands objectifs. Sur le plan économique, il espère générer 200 milliards de dollars de richesses supplémentaires d’ici à 2030. Sur le plan stratégique, il affirme l’autonomie de l’Asie et entend la placer en tête du prochain cycle de croissance grâce au libre-échange.
La naissance de la zone de libre-échange asiatique constitue une victoire majeure pour la Chine, qui réussit avec le RCEP là où les États-Unis avaient échoué avec le pacte transpacifique.
La diplomatie de Pékin a joué un rôle décisif en assouplissant ses positions sur l’accès au marché chinois afin d’accélérer la conclusion de l’accord. Il intervient dans un moment critique et très favorable à la Chine. Elle sera en effet la seule puissance économique majeure à échapper à la récession en 2020. L’organisation de l’Asie-Pacifique en un pôle de développement autonome adresse aussi le signal clair à Joe Biden, engagé dans un processus de transition chaotique, que la Chine dispose d’une stratégie alternative efficace, si les États-Unis choisissaient de maintenir la politique de sanctions de Donald Trump. Enfin, le ralliement de Pékin au libre-échange et au multilatéralisme souligne le retournement du monde : l’Asie, imitée par l’Afrique, adopte les principes qui firent la réussite des pays occidentaux dans la seconde moitié du XXe siècle au moment où ceux-ci s’en détournent sous la pression des populismes.
Le RCEP fait à l’inverse trois grands perdants. Les États-Unis, tout d’abord. Le tournant protectionniste initié par Donald Trump, à défaut de rééquilibrer la balance commerciale américaine, a non seulement laissé le champ libre à la Chine de Xi Jinping, mais jeté dans les bras du total-capitalisme chinois leurs alliés asiatiques – le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande -, en dépit de la multiplication de leurs contentieux territoriaux ou économiques avec Pékin. Deuxième perdant, l’Inde, qui a quitté les négociations du RCEP en 2019, en raison de la multiplication des contentieux économiques, territoriaux et politiques avec la Chine, mais qui dispose d’une option pour le rejoindre. L’Europe, enfin, qui se voit devancée par l’Asean comme premier partenaire économique de la Chine.
L’accord de libre-échange du 15 novembre ne crée pas un grand marché asiatique, chaque pays restant maître de sa politique commerciale avec les tiers. Il porte essentiellement sur les droits de douane et exclut les questions clé de la protection de la propriété intellectuelle, des normes sociales et environnementales ou de la régulation, de l’ouverture des marchés publics. Il n’en comporte pas moins une dimension historique et remet en question certaines idées largement partagées, dont celle de la supériorité et du caractère inéluctable du protectionnisme.
Le basculement du centre de gravité de l’économie mondiale se trouve confirmé. L’Asie, qui représentait 20 % du PIB mondial en 1980 entre désormais pour plus de la moitié et devrait générer 60 % de l’activité en 2060. Elle est devenue non seulement l’atelier du monde mais rivalise avec – voire dépasse – les pays occidentaux en termes de productivité, d’éducation de la population et de technologie. La zone de libre-échange forte de 2,2 milliards de consommateurs renforcera encore son attractivité pour l’implantation d’activités et de centres de recherche.
Le renouveau du libre-échange au cœur de la région qui connaît le développement le plus rapide invite par ailleurs à relativiser le triomphe annoncé du protectionnisme. Au-delà des slogans, les relocalisations restent pour l’heure du domaine du vœu pieux. Il est bien vrai que le protectionnisme a connu un formidable élan avec la guerre commerciale et technologique déclenchée par Donald Trump et avec le Brexit. Mais il est loin d’être devenu une norme universelle, et ce d’autant que ses résultats en termes de croissance, de revenus, d’emplois et même de rééquilibrage des échanges sont clairement négatifs.
La Chine n’a pas encore gagné la guerre du leadership, mais elle a remporté une nouvelle bataille, en retournant contre les États-Unis et l’Occident le libre-échange, après le capitalisme, la science et la technologie, certaines des institutions et des principes qui firent leur succès.
En 1929, Henry Ford avait rappelé au président Hoover que « le protectionnisme est une stupidité économique ». Xi Jinping l’a parfaitement compris. Il est grand temps que les États-Unis et l’Europe le redécouvrent s’ils souhaitent réussir à endiguer le total-capitalisme chinois.
(Chronique parue dans Le Figaro du 23 novembre 2020)